02/09/2010

Masterchef, la cuisine est tendance

"La cuisine est tendance", c'est le chef Frédéric Anton, meilleur ouvrier de France et 3 étoiles au Michelin, qui le dit. Il fait partie des membres du jury de l'émission MasterChef qui a débuté sur TF1. Son collègue, le critique culinaire Sébastien Demorand, affirme que «La cuisine est le loisir culturel préféré des Français». Loisir culturel ? Tendance ? Cela fait des milliers d'années qu'une partie (féminine) de la population cuisine tous les jours pour nourrir ses proches, mais aujourd'hui, la cuisine est devenue à la mode. Elle est sur TF1 en prime time, cela suffit à le prouver, non ? Elle est partout, sur tous les médias, elle revient avec ses icônes dans la publicité et surtout elle a pris un nouveau sens.





Pour Estelle Boutière, analyste médias au cabinet NPA interviewée par le gratuit 20 Minutes, "La cuisine plaît parce qu'elle fait écho au quotidien des téléspectateurs. Sans doute plus que les télécrochets musicaux qui s'essoufflent un peu.» Après la fabrique de stars de la musique, la fabrique de vedettes des fourneaux ? Le principe est bien le même : des anonymes, professionnels ou amateurs, ont l'occasion de transformer leur vie gràce à leur passion. Il y a quand même une différence notoire. Star Academy et La Nouvelle Star surfent sur une tendance aspirationnelle. Ils permettent à chacun de devenir une star, de réaliser un rêve commun mais rarement accompli, car l'univers des professionnels de la musique est loin d'être accessible à tous. Au contraire la cuisine appartient en effet à la sphère du quotidien, elle est souvent liée à la famille, à l'enfance... Elle peut devenir de l'art mais reste une pratique différente de la musique dans son origine. Il y a bien une métamorphose, une "starification" dans ces émissions culinaires, mais elle s'enracine dans une expérience partagée par tous, une activité utile, authentique et conviviale.



images Masterchef

Eclairage rétrospectif par des chercheurs affutés :

Jean Claude Kauffman, sociologue, directeur de recherche au CNRS, a mené des entretiens approfondis sur la cuisine contemporaine. Il expliquait quelques-uns de ses résultats dans une interview de 2005 qu'on peut encore lire sur l'internaute.
Dans les chiffres (même s'ils datent un peu) la cuisine reste une tâche ménagère attribuée aux femmes. "Si aujourd'hui en théorie presque tout le monde est favorable au partage, dans la pratique on en est loin…10 % d'hommes prennent en main la cuisine de tous les jours. Mais le plus souvent, les hommes préfèrent cuisiner pour les grandes occasions, pour épater la galerie, en laissant évidemment toute la vaisselle derrière !" C'est souvent cette cuisine-là qui arrive à la télévision.
"(...) Derrière la cuisine se cachent des enjeux de taille : alimentaire, relationnel, affectif, culturel… Elle participe à la construction de la famille." Et la famille est en pleine mutation. La cuisine est non seulement un révélateur mais joue un rôle central dans les changements de fond qui sont en cours.

Jean Pierre Corbeau, sociologue à l'université Rabelais de Tours (ça ne s'invente pas!), interrogé par Auféminin.
"La cuisine a changé de sens. D’abord, elle représente une nouvelle forme de loisir et non une contrainte quotidienne et sexuée. Mais plus encore, cuisiner est une forme de jeu, au sens de ludus, et aussi un jeu de représentation. "Un dîner presque parfait" notamment est devenu un spectacle créateur de dynamiques imitatives. Recevoir, partager, préparer pour les autres est alors un moyen d'exister, de se construire un pouvoir de type affectif, d'être parfois prestigieux."
"De plus, cette activité donne confiance car elle permet d’être acteur de son alimentation ou de celle de ses proches. En y participant, on se rassure sur la nature et la qualité de ce que l’on incorporera. (...) Le retour du "fait maison" plonge ses racines dans un besoin de réappropriation de son alimentation par le consommateur. Il s'agit aussi d'une recherche de sensorialité et d'ancrage temporel pour des personnes qui passent leur journée devant un ordinateur et sous pression permanente. Les 25-40 ans sont des "mangeurs pluriels" qui vont certes cuisiner parfois à partir d'ingrédients bruts mais aussi acheter du tout-prêt auquel ils sont accoutumés depuis l'enfance."

Reste à espérer que le succès des émissions de cuisine, à l'instar des télé-crochets musicaux, aient une influence sur les pratiques des Français. Elles pourraient servir de catalyseur aux changements sociaux en mettant en scène des hommes et des femmes heureux de cuisiner, et se réalisant à travers cette pratique quotidienne. Gratter une guitare est redevenu une activité mode et accessible, la cuisine pourrait aussi devenir très glamour... surtout pour la gent masculine ??

A lire : Jean Claude Kauffman Casseroles, amour et crises, Ce que cuisiner veut dire. Armand Colin, 2005.

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